Evelyne Axell – Un frisson de la vie.
Texte de Pierre Restany
Pierre Restany (1930 – 2003)
La vie, Axell l’aimait intégralement, de façon instinctive, organique, inexorable; elle l’aimait doublement, pour ainsi dire, à deux niveaux, celui du plaisir et celui du destin: le plaisir d’être, la sensualité vitaliste d’être bien dans sa peau – le pressentiment d’un destin achilléen, le rapport aigu au temps, l’engagement dans son époque.
La rigueur morale venait compenser la fougue de l’extroversion hédoniste. L’alchimie existentielle d’Axell reposait sur les dosages respectifs de ces deux motivations fondamentales, dont l’apparente autonomie ne pouvait que surprendre., de prime abord.
Dominique Rolin, auteur des dialogues d’un film dont Axell était la vedette, a parfaitement décrit le pouvoir irradiant du personnage dans sa double valence: » … on la sentait heureuse, équilibrée, sûre de ses dons. Pourtant, au-dessous de sa discrète assurance, on devinait également un besoin d’exigence, et, disons, d’austérité qu’il était difficile d’admettre: avec ses cheveux noirs, sa peau lumineuse, un corps à la fois svelte et rond, elle aurait pu se contenter d’être une fleur… ».
Le destin d’Axell était ailleurs, il l’attendait sur ce frisson de la vie, dans la sphère de la communication globale, à un moment de singulière turbulence, et de fulgurante accélération. L’incidence du temps sur sa carrière se manifeste de façon spectaculaire.
L’œuvre proprement picturale d’Axell s’étend sur sept ans, de 1965 à 1972. Sept années précédentes, de 1955 à 1962 avaient été dédiées à sa carrière de comédienne.
Deux années de transition entre les deux phases, symétriques dans leur succession, de sa vocation. Années d’initiation aussi: le cinéaste Jean Antoine qui tourne un film avec elle, lui fait rencontrer Magritte. Le premier deviendra son mari, le second son mentor pictural.
Evelyne Axell est née à Namur en 1935 et morte d’un accident de voiture à Zwijnaerde en 1972. Sept ans de peinture sur 37 ans de vie. Sept ans qui correspondent à la grande période de globalisation culturelle des années ’60 et à ses péripéties culminantes. Quand Axell commence à s’affirmer en peinture, avec des œuvres comme Axell-ération ou érotomobile, la jeunesse du monde entier, de Londres à Moscou, de Tokyo à Buenes-Aires vit à l’heure pop. Le lifestyle urbain métropolitain d’un quartier de New York est devenu un modèle existentiel planétaire: le pop art est au centre d’une constellation socio-culturelle où il voisine avec la pop song, la pop music, les hamburgers, les jeans, les snickers et le pop corn.
Les leaders du nouveau réalisme européen consolident la seconde vague de leur affirmation. Tinguely et Martial Raysse, pour ne citer qu’eux, sont au faîte de leur carrière. Niki de Saint-Phalle célèbre avec ses nanas le féminisme triomphant, et César passe des compressions d’automobiles aux expansions de polyuréthanne.
Mai ’68 est le symptôme avant-coureur du changement de société », du passage du monde industriel au monde post-industriel. Il proclame la reconnaissance de l’altérité et le droit à la différence: l’autre, ce sont toutes le minorités contestataires qui peuvent enfin faire entendre leur voix: minorités ethniques, sexuelles, socio-économiques et socio-politiques.
L’été ’69 c’est aussi l’invasion des chars soviétiques à Prague, tandis que l’été suivant, celui de 1969 voit le premier astronaute américain poser le pied sur la lune. 1970 verra la ville de Milan saluer somptueusement le Xème anniversaire du nouveau réalisme.
Voilà le rythme existentiel, le décor politique, l’oxygène ambiantal des années ’60. C’est dans ce tourbillon dynamique que s’est développée l’œuvre d’Axell et sa force expansive n’aura connu aucun relâchement.
La mort précoce lui a évité de connaître la grande crise du pétrole et du dollar en 1973, et à partir de cette date aussi, les retombées terroristes du Parti armé, des Brigades Rouges à la Rote Armee Fraktion.
Ce frisson de la vie ne pouvait que la stimuler, elle s’y identifiait pleinement. Jamais l’art ne s’était aussi rapproché de la vie, à travers l’appropriation de la nature moderne, urbaine, industrielle, médiatique.
Pour témoigner d’une pleine adhésion à la dynamique de son temps elle abandonne tout naturellement la peinture à l’huile pour explorer la gamme de résines plastiques et notamment le plexiglas, le polymétacrylate de méthyle, qu’elle utilisera volontiers dans sa coloration opaline.
Tous ces plastiques synthétiques sont en voie d’expérimentation ou d’affinement à cette époque, et il lui arrivera de devoir abandonner un matériau, du fait de la cessation de sa commercialisation.
Axell a su jouer avec les possibilités de translucidité ou de transparence des résines plastiques en les coloriant à l’émail.
Le support de l’image peinte contribue ainsi organiquement à sa modernité et l’on peut voir sur sept ans de production d’Axell la marque du développement parallèle de la technologie du plastique pendant la même époque. Le plexiglas opalin sur lequel se fixera finalement son choix apporte une solution heureuse aux problèmes d’expressivité de son langage.
C’est à travers le corps de la femme, et avant tout le sien, qu’Axell nous communique le frisson de vie qui anime son entière trajectoire picturale. Dès 1966 le style affirme son originalité. Aucune hésitation, aucun repentir: l’artiste impose d’emblée sa définition de l’image, et en pleine phase expansive de la société de consommation, elle entend bien nous montrer que ce corps de femme traité tous azimuts, n’est pas un objet de consommation. Il ressort d’emblée du tracé des formes, du choix de l’attitude que le peintre entend donner à ces nus l’image d’une femme libre, sans complexes, sûre d’elle-même et de sa féminité: une conscience d’être qui va de soi.
1966 a été une année très féconde dans la production de l’artiste. Toute une série d’œuvres traite du rapport de la femme à l’automobile: Ceinture de sécurité, Clef de contact, Erotomobile. Elle prend un sens prémonitoire étant donné l’accident mortel qui a interrompu la carrière d’Axell.
Mais quelle que soit l’importance de l’objet manufacturé, il n’opprime pas, il n’oblitère pas le corps, il coexiste avec lui. Erotomobile figure deux corps nus étendus dans l’espace, têtes réunies joue contre joue. Un pneu rouge centre l’amorce du baiser. Cette sensation d’autonomie du corps en accentue la disponibilité érotique.
Pour reprendre une constatation capitale, frappante pour moi quand je l’ai faite à l’époque, « l’érotisme d’Axell est une part intégrante du folklore urbain et de la nature moderne. Il est pleine appétence, « amour » au sens sociologique du terme. Le rite de la volupté est devenu langage du désir.
La recherche du bonheur sexuel ignore désormais les tabous de la clandestinité. L’érotisme comme l’art, a changé de perspectives: de l’esthétique à l’éthique. La vérité du plaisir, fondement absolu du plaisir érotique, est à la base d’une moralité nouvelle: non au rite secret, oui à la communication de masse. »
Ce parti pris d’extroversion érotique s’affirme tout au long de l’œuvre. Qu’elle soit odalisque, persane, tchèque ou petite féline rose, la femme d’Axell affirme dans la souple immanence de sa présence, son droit à porter témoignage de l’organique pérennité du désir.
Sensible aux événements de mai ’68, Axell projette délibérément la dynamique solitaire du désir sur la perspective de l’impulsion collective. Le grand triptyque du Musée d’Ostende, son chef d’œuvre de plexiglas opalin (1970), met en scène un groupe de jeunes gens nus, dominé en arrière-plan par la silhouette d’une jeune fille brandissant le drapeau rouge.
Nous sommes loin du volontarisme révolutionnaire de Delacroix. Ce n’est plus la liberté qui guide le peuple. La liberté aux seins nus d’Axell est l’émanation du désir collectif, de la dynamique érotique de masse issue de l’assemblée des jeunes, assis dans l’herbe au premier plan, à l’écoute sereine et gratifiante d’on ne sait quel concert pop.
Axell a tenu à personnaliser ce discours collectif par deux panneaux latéraux. L’un sur le rebord inférieur droit la figure nue avec son attirail symbolique/professionnel: le seau à peinture d’une main, le pinceau brandi de l’autre.
Le second panneau, sur le rebord supérieur gauche est un portrait de moi, la main levée, en gourou libertaire. En mai ’68, j’avais fermé le Musée National d’Art Moderne de Paris « pour cause d’inutilité publique ». Quand elle avait appris la nouvelle l’idée l’avait séduite, et elle avait éclaté de son rire de gorge, soyeux et vibrant, par lequel elle manifestait de temps en temps sa profonde joie de vivre.
De 1970 datent encore deux témoignages majeurs de son engagement idéologique: L’assemblée libre où mon vieil ami Dypréau figure en plan central et La participation.
On y retrouve la même mutation politique du désir de masse: l’érotisme à l’état brut libère l’énergie contestataire, le moteur de la communication avec l’autre.
Une voile léger d’humour voile ces images de la chair lucide, la référence à l’Art nouveau belge y est soulignée par la stylisation des formes, la spécificité de la gamme chromatique, et la typographie des titres intégrés.
A partir de Cœur pincé, un tondo qui date de la fin 1967 Axell inaugure un bestiaire d’un genre spécial, basé sur le homard.
L’érotisme se teinte là d’un sadisme léger, qui accentue la dimension solitaire et qui résonne comme une note grave dans cette série de 1968, qui est franchement plaisante par le jeu des analogies formelles auxquelles se prête la morphologie du crustacé (pinces – antennes – carapace – ressort de la queue).
Le homard qui hante volontiers les hauts-fonds de la côte belge, demeure, avant d’atterrir sur nos bourgeoises assiettes, ce qu’il est sous toutes les latitudes, le grand prédateur de la mer. Le côté agressif et lent de ses mouvements dans l’eau se prête aisément aux fantasmes sado-maso latents dans l’être humain.
La femme s’en veut la proie facile, étendue seule au bord des eaux du rêve, sans défense, les cuisses écartées, elle songe à ce qui pourrait bien se passer, Le jour où les homards …
A la suite de cette « homardise » passagère le bestiaire d’Axell évolue, singulièrement dans les années 1970-72, pour venir s’insérer dans une vision édénique de la nature. Le paradis d’Axell est un paradis hollywoodien de bande dessinée, l’image du retour à la nature dans un paysage pour agence de voyages.
A ce cliché stéréotypé d’un tropique destiné à la consommation de masse, Axell a su donner la résonance d’un oasis néo-matissien de calme et de volupté. Tarzan jaillit de la forêt sur le bord de la plage devant la femme nue étendue sur le sable, qui symbolise toutes les possibles « Jane » du monde.
L’érotisme serein qui se fait jour préfigure l’utopie de l’amour-roi dans un univers luxuriant de plages vierges, décor silencieux de couchers de soleil resplendissants et de clairs de lune de miel, débouchant sur de généreuses forêts bananières hantées par de jeunes cormorans et des oiseaux de paradis au bec fureteur. Nous sommes loin de la trivialité triomphante des Great american nudes dans les salles de bain de Wesselman.
La femme d’Axell s’intègre subtilement au paysage érotiquement paradisiaque, elle fait part intégrante de la configuration d’une utopie imminente: l’arrêt du temps dans la satisfaction du désir. Et c’est sans doute la leçon fondamentale que nous donnent à méditer les paysage d’arcadie tropicale de la fin.
Une leçon qu’Axell aurait retirée de son dernier grand voyage, le Guatemala, où elle allait rencontrer un oncle d’Amérique perdu puis retrouvé. Les vieilles civilisations qui retournent à la forêt sont un signe du temps, le symptôme annonciateur d’un présent permanent: celui du repli de l’homme sur la vérité de son être, l’amour de soi qui n’est en fin de compte que l’amour de la nature.
En sept ans de peinture, Axell a vécu la modernité globale de son époque avec une exceptionnelle intensité, elle en a épousé charnellement la dynamique évolutive. Elle a aimé la vie sans en épuiser le désir, en payant cash le prix de la solitude. Je ne suis pas loin de penser avec Marcel Moreau que « le temps a manqué à Evelyne pour faire en sorte que le féminin se soulève vers le divin, dans la palpitation naissante d’un projet orgiaque ».
Mieux vaut qu’il en soit ainsi. En nous laissant sur le bord imminent de l’utopie d’amour, du retour de l’homme à l’état de nature par fusion charnelle des éléments, elle est comme Moïse, qui montre aux Hébreux la terre promise, et qui meurt avant d’y entrer.
Evelyne Axell a vécu son art comme un destin, fulgurant, exigeant, absolu. Elle nous en laisse le frisson de vie.
Pierre RESTANY, Août 1997 – Paris